Plus jamais ce monde-là !
Plus jamais ce monde-là !
Qu’est-ce qui vous a interpellé dans le roman de Tristan Egolf et poussé à l’adapter ?
Pour moi, cela a été un choc dès la lecture. Il y a eu une rencontre pour ainsi dire physique avec ce roman, très profonde, émotionnelle, intime, lorsque je l’ai découvert à 18 ans. Je n’ai pas compris tout de suite pourquoi, mais j’adorais ce livre. J’y suis revenu il y a cinq ans, parce qu’à mes yeux c’est un projet-cathédrale, c’est le roman parfait pour conclure un cycle de travail que nous menons avec la compagnie depuis dix ans, qui consiste à nous interroger sur la civilisation occidentale en tant que modèle, ses mythes, ses failles, ses identités et les problèmes qu’elle génère. Avec, en parallèle, un profond intérêt pour toute métaphore d’un groupe créateur à l’intérieur de ce contexte-là. Ce roman réunit tout cela. Tristan Egolf, jeune auteur américain des années 1990, punk, blanc, fils d’un mâle alpha absolu, grandi avec une mère artiste et en même temps investi dans des petits boulots, donc à la croisée de plusieurs milieux sociaux, a eu une intuition fondamentale que l’on peut voir comme une modernisation du mouvement punk, à savoir l’intuition que le système capitaliste patriarcal, dans sa hiérarchisation sociale, dans son mythe profond d’identité, dans son rapport de parentalité, dans sa violence constitutive, conjugale, sexuelle, sociétale est une promesse de mort de l’humanité.
« L’ensemble du vivant est traumatisé par le système, par sa violence permanente, civilisationnelle, elle affecte tout le monde, détruit tout le monde, socialement, psychologiquement, corporellement. »
Les différents enjeux du roman vous sont apparus dès sa lecture ?
Non, je dis cela dix-huit ans après ma découverte du roman. Et aujourd’hui, ce sont des thématiques qui sont intensément étudiées, débattues, éprouvées. Ce qui me touche intimement par ailleurs, c’est que l’auteur du propos est un « petit Blanc » de la campagne américaine, auquel je m’identifie spontanément, puisque je viens d’une zone rurale dans le sud de la France et que je suis un « petit Blanc ». Il y a pour moi un point d’entrée évident et je ressens une totale affinité avec le point de vue déployé, à savoir que l’ensemble du vivant est traumatisé par le système, par sa violence permanente, civilisationnelle, elle affecte tout le monde, détruit tout le monde, socialement, psychologiquement, corporellement. Egolf ressent dans sa chair ce traumatisme que vit le monde et décide de le retraverser. Ce qui me plaît énormément, c’est que tout cela est traité sur un mode résolument bouffon, c’est un roman qui s’inscrit dans une ligne artistique déjantée, un courant de littérature américaine qui mélange du Steinbeck et du John Kennedy Toole, on n’est pas du tout dans une analyse sociale appliquée, documentaire.
Comment avez-vous abordé la question de l’adaptation théâtrale du roman ?
C’est le plus grand défi de mise en scène que j’aie affronté jusque-là ! C’est un roman redoutable en termes d’adaptation théâtrale mais qui à mes yeux a tout pour être théâtral, il en a toute la substance, il faut juste retirer la gangue du diamant. Il s’agit d’une théâtralité très différente de celle que l’on voit d’habitude, qui est précisément la forme que je recherche. Le roman est très difficile à adapter parce qu’il consiste en une seule voix narratrice, une grande voix qui est censée être un chœur de vingt-deux éboueurs, assumant le récit pendant six cent vingt-sept pages. Il y a de très rares dialogues, tout cela est éminemment romanesque et pourtant j’ai l’intuition que c’est l’objet le plus théâtral que j’aie jamais rencontré.
« Un autre point est de penser le plateau littéralement comme une cour de récréation, investie ici par les éboueurs qui prennent en charge le récit, en y déployant librement tous les codes de jeu qui leur surgissent spontanément à l’esprit. »
Quelles options avez-vous choisies pour transformer le romanesque en théâtral ?
Il y a dans le spectacle une dimension énergétique, sensorielle, musicale et rythmique liée aux sensations de lecture : Egolf procède par vagues profondes dans son écriture, comment rendre cela au théâtre ? Nous cherchons à créer un mouvement perpétuel tout en assumant la multiplicité des codes que nous utilisons. Un autre point est de penser le plateau littéralement comme une cour de récréation, investie ici par les éboueurs qui prennent en charge le récit, en y déployant librement tous les codes de jeu qui leur surgissent spontanément à l’esprit. Je suis vraiment parti réobserver des gamins ! Ils sont beaucoup plus puissants que bien des actrices et acteurs, parce qu’ils ont naturellement la possibilité d’être investis dans un code de jeu puis de troquer instantanément cette réalité contre une autre, dans un liant organique très net et très compréhensible.
Vous avez beaucoup réécrit ?
Oui, notamment parce qu’il fallait créer de toutes pièces des dialogues inexistants dans le roman, éclater la voix centrale avec l’idée que les éboueurs investissent le théâtre, y portant tout le chaos du monde ainsi que différents langages qui s’y entrechoquent. Le travail d’écriture que je mène, en étroite complicité avec Paul-Éloi Forget, se déploie en constants allers-retours avec les répétitions, le texte est vraiment adapté aux individualités des acteurs de la compagnie qui contribuent à son élaboration. Un travail très minutieux a été mené autour de la langue, celle du roman est à la fois ample, fleurie, colorée et par moments triviale, d’une énergie brute, directe. Nous nous sommes tenus à ce registre, entre envolées poétiques baroques et langue parlée très contemporaine, tâchant de retrouver la jubilation que l’on devine chez Egolf quand il a rédigé ses pages.
« Je crois au fait qu’il n’y a de guérison, et donc de création d’un futur, que par une communauté sensitive. Pour sortir d’un traumatisme, il faut passer par le fond du gouffre en étant accompagné. Nous sommes dans une métaphore artistique de ce processus-là. »
Quelles sont vos attentes concernant l’impact d’un tel spectacle ?
C’est un spectacle qui interroge les mythes, qui creuse une possibilité artistique, c’est un spectacle du soin, alors qu’il semble être tout à fait l’inverse, plongeant au fond de l’horreur. Derrière tout cela, l’idée d’Egolf, que j’aime beaucoup, c’est qu’une fois qu’on a fini le roman, la sensation soit : jamais, plus jamais ce monde-là ! Je crois au fait qu’il n’y a de guérison, et donc de création d’un futur, que par une communauté sensitive. Pour sortir d’un traumatisme, il faut passer par le fond du gouffre en étant accompagné. Nous sommes dans une métaphore artistique de ce processus-là, nous y allons ensemble avec le public, en espérant qu’à la sortie les gens seront plus libres. Il n’y a aucune leçon politique, il y a juste une sudation, un moment de rituel cathartique fort, à la fois intime et social.
Propos recueillis par Tony Abdo-Hanna en avril 2024.